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Usbek à son ami Rustan

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À toi Rustan, Salut !

Je t'avais promis la primeur de mes impressions de voyage, et tu dois être bien déçu du temps écoulé ; mais tu me pardonneras, j'espère, ce délai, car la complexité ethnobiologique de cette planète est fort grande, et je n'ai encore pu me faire qu'une idée grossière de l'oeconomie de l'espèce ici dominante. C'est dire si je ne regrette pas ma mission sur les corps planétaires infraglacés.

L'occupant principal de la planète, en ce qui concerne les êtres vivants, est une espèce appelée Homme. Permets-moi de remettre à plus tard une description organique détaillée et de me concentrer sur l'aspect psychosociologique : la lignée évolutive de cette espèce n'a acquis l'intelligence que récemment, et ses moeurs traduisent, à bien des égards, un curieux état de transition encore imparfaite vers la capacité à l'action rationnelle, comme tu le verras au cours de cette lettre.

Les Hommes sont, du point de vue anatomique, identiques à quelques espèces non-rationnelles de leur planète, qu'ils appellent Singes. Inutile de te dire, bien évidemment, qu'eux-mêmes s'en perçoivent comme éminemment différents.

Ils peuvent vivre à l'air libre de leur planète sans autre équipement particulier qu'une mince couche de vêtements pour se protéger du froid. Mais ils passent le plus clair de leur temps à l'abri de bâtiments divisés en cellules plus ou moins cubiques, dans lesquelles ils semblent tout à fait à leur aise. Si tu arrivais au sein d'une agglomération de ces bâtiments, tu serais tout d'abord frappé par l'énorme espace consacré aux moyens de déplacement ; l'on ne voit pour ainsi dire que cela. Les Hommes utilisent en grand nombre des machines de transport très encombrantes (elles sont bien plus grosses qu'eux), qui évoluent sans cesse au gré des individus qu'elles transportent, ceci sans aucune coordination préalable.

Mais je m'égare et ce n'est là qu'un point d'intérêt mineur. Néanmoins cet exemple illustre un des caractères les plus remarquables de l'espèce : bien que doués de raison, les Hommes s'accommodent parfaitement des situations les plus absurdes. Pour peu qu'on leur donne à voir assez souvent un phénomène imparfait, ils semblent perdre toute tendance à vouloir l'amener à un état meilleur ; mais dans le même temps, ils reconnaissent par leurs discours l'imperfection de la chose ! On ne peut s'empêcher de penser qu'il s'agit là d'un cadeau de la sélection naturelle pour compenser leur faible pouvoir d'organisation ; autrement leur propre société leur serait insupportable.

Tu comprendras, je pense, à quel point j'ai pu être surpris par ce comportement, contraire aux enseignements de tous nos manuels sur les espèces à action rationnelle. Si tu crois que j'affabule, prends pour preuve le fait suivant : bien que la nourriture soit produite en abondance et que les moyens de transport ne manquent pas, les Hommes trouvent moyen de ne pas nourrir tous leurs congénères, et le plus étonnant est que ce n'est pas par malveillance : la plupart, interrogés sur le sujet, avoueront sincèrement que la chose leur déplaît.

Arrivé à ce point, tu t'interroges sans doute sur la répartition des ressources. Comme les autres civilisations connues, les Hommes utilisent un système monétaire. La répartition des crédits est très inégale, et ceux qui en obtiennent le plus sont, cela ne devrait pas te surprendre, ceux dont le métier est de gérer les crédits des autres. Des ressources considérables, soue le nom de Communication ou Publicité, sont utilisées simplement pour réorienter les flux de crédit vers tel endroit plutôt que vers tel autre. Un point des plus étonnants est que la surface de la planète elle-même est intégrée au système marchand : un Homme s'estime maître d'une portion du sol, pour la simple raison qu'il l'a aquise d'un autre qui lui-même s'en estimait le maître, sans se demander par quel droit au départ l'un d'eux s'en est attribué la jouissance aux dépens de tous les autres. Comme tu peux l'imaginer, cela crée bien des tensions.

Pour ne pas arranger les choses, la planète est divisée en pas moins de 200 zones appelées pays, très inégaux en taille et en richesses. Chacun des 200 pays se considère comme ce qu'il y a de plus important dans l'univers et prétend que la préservation de son intérêt particulier justifie tout. Toutes les décisions principales sont négociées plus ou moins secrètement entre les pays, les plus gros ayant évidemment voix au chapitre, et seules des décisions secondaires sont laissées à des processus un peu plus logiques internes à chaque pays. Cela rappelle tout à fait notre Moyen Âge Galactique, à la différence que les Hommes, sur leur petite planète, n'ont pas l'excuse de l'absence de communications pratiques !

Voilà quelques images de la société des Hommes prise dans son ensemble. J'en viens maintenant aux habitudes des individus pris seuls ou en petit nombre.

Les principaux loisirs de l'Homme sont construits autour de plaisirs biologiques hérités de leurs ancêtres : la prise de nourriture et un simulacre de reproduction sexuée. Les plaisirs de l'esprit sont en cours de développement et non encore partagés par tous les Hommes : s'ils apprécient beaucoup une forme d'art particulière qui consiste à mettre en scène, en images animées ou par écrit, des versions fantaisistes de vies d'Hommes, et s'ils pratiquent un certain nombre de jeux combinatoires d'apparence variée, les sciences et arts plus avancés sont pour la plupart une source de dégoût plus qu'un loisir. Les Hommes ont le plus grand mal à admettre que la science puisse même être un métier, sans parler d'un plaisir, et les quelques Hommes qui s'y adonnent doivent, pour ne pas passer pour des profiteurs, ostensiblement consacrer leur temps à d'autres activités comme expliquer les rudiments de la science aux enfants ou participer à la production de biens.

Tu pourrais croire, à lire ceci, que les Hommes sont encore bien proches des êtres non-rationnels. Mais il faut leur faire crédit que leurs loisirs biologiques et leur structure sociale sont très interpénétrés, et je pense que nos psychosociologues seront passionnés. Ainsi toute rencontre de loisirs s'accompagne de prise de nourriture ou de boisson ; on dirait parfois que les Hommes ont peur de s'ennuyer, à avoir la conversation d'autres Hommes comme unique distraction, et se donnent ainsi quelque chose à faire. On doit leur reconnaître, à tout le moins, qu'ils s'en offrent les moyens et ont développé une grande variété de formes de nourriture.

L'autre plaisir biologique des Hommes, comme je l'écrivais plus haut, est un simulacre de reproduction sexuée, qui semble leur procurer le même plaisir intense que la reproduction chez les êtres non-rationnels. Mais leur psychosociologie ne leur facilite pas les choses : bien que certaines observations m'amènent à penser sans l'ombre d'un doute qu'il s'agit d'un sujet très important pour tous les Hommes, presque aussi pressant que le besoin de se nourrir, ils refusent obstinément d'en parler et déploient même une énergie invraisemblable à cacher l'existence du phénomène à leurs enfants, auxquels pourtant on ne fait pas mystère d'autres problèmes de l'Homme. La réprobation publique est si grande que, lorsqu'un Homme veut approcher un autre Homme pour partager ce plaisir, la procédure est incroyablement longue et complexe, et a toutes les chances d'échouer ; et lorsqu'elle aboutit, les deux Hommes ont alors interdiction d'aller chercher ce plaisir avec d'autres, ceci jusqu'à leur mort. Imposer contre son gré cette activité à un autre Homme est plus gravement puni qu'un meurtre, et c'est à peu près le seul service dans leur société qu'on ne puisse acheter ou vendre. Beaucoup d'Hommes avouent en cachette être insatisfaits de ce fonctionnement.

Tu vois donc comment les Hommes en arrivent à avoir des actions en contradiction flagrante avec leurs désirs. Tu comprendras mieux, peut-être, ce phénomène en lisant ce qui suit, ou bien tu seras plus étonné encore. Là où nous pouvons choisir parmi diverses philosophies pour organiser nos actions et nos désirs en des choix de vie, les Hommes ont des philosophies particulières appelées religions. Il y a des différences de taille, cependant : par exemple, un Homme prend toujours la religion de ses parents ; et, dans la vie publique, on fait comme si tout Homme avait une religion. Plus étrange, il semble que les religions n'aient pas été rationnellement conçues pour faciliter les choix des Hommes : ainsi, elles combattent toutes avec une énergie farouche les simulacres reproductifs dont je parlais --- c'est peut-être d'ailleurs la seule chose qui les réunit toutes. Mais le plus étonnant, c'est que les adeptes d'une religion semblent bien plus préoccupés d'en faire respecter les préceptes par les autres Hommes plutôt que par eux-mêmes, même si ces autres Hommes se revendiquent d'une religion différente. En outre, toutes les religions sont mâtinées d'affirmations scientifiques incroyables sur l'origine du monde, sur un Homme puissant et invisible qui les observerait tous, ou sur la vie après la mort ; on dirait presque parfois qu'elles cherchent volontairement à écarter leurs adeptes d'une pensée cohérente.

En un mot comme en cent, et en guise de conclusion, je te dirai que les Hommes sont un chaînon manquant psychosociologique, qui à la fois possède des capacités d'analyse logique et de raisonnement abstrait assez satisfaisantes dont les conclusions sont cependant presque entièrement dissociées des actions ultérieures. Cette contradiction ne semble impliquer chez eux aucun inconfort particulier. Il sera intéressant d'observer si, et comment, leur fonctionnement mental devient conforme au modèle standard des espèces à action rationnelle.

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