Back to: Main Page > Linguistique

Les mots de l'École normale supérieure

Sur cette page sont regroupées les étymologies de termes spécifiquement liés à l'École (utilisés ou créés par ou pour des normaliens), et qui peuvent être intéressantes ou amusantes. À savoir :

N. B. : Les dates mentionnées font référence à la première attestation écrite d'un mot dont on ait des traces. La date réelle d'apparition est donc généralement antérieure.


Normale

L'évolution des mots de la famille de norme commence avec le latin norma, qui a le sens de "équerre" (qui mesure la droiture d'une construction), puis acquiert le sens figuré de "ligne de conduite, règle".

Le français utilise normal en géométrie ("qui forme un angle droit") dès le XVIIIe siècle, et en grammaire ("conjugaison régulière d'un verbe") à la même époque.

C'est à la fin de ce siècle qu'apparaît l'École normale, destinée à donner le droit modèle que les futurs professeurs répandront. Le mot s'est ensuite répandu dans l'usage courant au sens de "qui sert de règle, de modèle". Ce sens est donc antérieur au sens le plus courant de normal aujourd'hui, "commun, non exceptionnel".

Le mot norme semble avoir été peu ou pas usité en France avant le XIXe siècle. Il s'y est réintroduit sous l'influence des sociologues anglo-saxons, qui l'ont emprunté au latin norma, mais cette fois-ci avec le sens, usuel aujourd'hui, de "conforme à la majorité, habituel". Ce sens a, en retour, influencé celui de normal (1839), à notre dam.

En remontant plus loin dans le temps, normal est probablement lié à une racine indo-européenne *gene-, *gno-, avec le sens de "connaître". Elle a évolué en grec vers, entre autres, gnômê "intelligence", et gnômôn, qui signifie d'abord "capable de discerner", puis "qui sert de règle (qui discerne)", et enfin "équerre". Le latin norma de même sens, vient probablement de ce mot par l'intermédiaire de l'étrusque.

Le terme normalien est attesté dès 1868.


Pot

À l'École, l'extension de sens de pot, du récipient aux repas qu'il sert à préparer (1906) et au réfectoire, a aussi donné l'expression courante prendre un pot (1909).

Le mot compotation est mentionné par Furetière dans son Dictionnaire universel (1690) : "Ce mot ne se dit plus guère qu'au collège, des petites débauches et repas que font les professeurs ou les écoliers qui se divertissent ensemble." C'est-à-dire en fait exactement le sens étymologique de compotation : aller au Pot ensemble...

Pot a aussi laissé potage, que l'on nous y sert six mois par an.

Il est possible que les mots potache et potasser se rattachent aussi à pot.

La rue voisine du Pot de Fer n'a rien à voir avec le Pot, et doit son nom (XVIIe siècle) à une enseigne.

L'origine lointaine du mot pot est incertaine, probablement pré-celtique.


Khâgneux

Khâgneux (1880) est une orthographe pseudo-hellénisante pour cagneux.

L'étymon lointain est cagne (ou caingne, caigne) qui désignait la chienne (latin canis) dans divers dialectes de France depuis le XIIe siècle au moins, et qui a aussi signifié "prostituée" (pute cagne, d'où putain).

L'évolution du mot n'est pas claire. Il existe deux hypothèses principales quant à l'apparition du sens moderne :

Khâgne (1905) a été refait d'après khâgneux.


Taupin

Les mineurs-sapeurs (minant la base des murs d'une ville pour les saper) étaient déjà appelés taupins au XVe siècle à cause de l'aspect souterrain de leur travail. Suite à l'incorporation des sapeurs et mineurs au génie sous la Révolution, taupin (ou taupe) prend en argot militaire (attesté en 1886) le sens plus général de "soldat du génie".

Comme beaucoup d'officiers du génie sortent de Polytechnique, les élèves préparant ce concours se voient attribuer le même nom (1841).

Taupin a redonné taupe (1888).


Canular, canonique

Canular est lié au latin cannula, "petit roseau". Celui-ci a donné en français la canule, au sens de "petit tuyau" servant en médecine à introduire un liquide dans le corps.

L'aspect désagréable, et aussi sans doute le fait que l'injection se fasse souvent par l'orifice anal, ont induit le sens d'"importuner, ennuyer" du verbe canuler.

Les normaliens, reprenant l'aspect humiliant, ont forgé sur ce verbe le nom canularium pseudo-latin, qui est attesté au moins depuis 1885, et est passé dans l'usage sous la forme abrégée canular (1913).

L'adjectif canularesque apparaît avant 1895.

Du même groupe, on trouve le grec kanna "baguette de jonc", donnant kanôn "baguette", qui a suivi une évolution sémantique semblable à celle de règle, d'où kanonikos "qui a rapport à la règle". On a les équivalents latins canna (qui a donné canne et le canular ci-dessus), canon et canonicus. Enfin, le sens moderne de canonique en mathématique semble emprunté au grec (indépendamment du sens religieux).

L'origine lointaine de ces mots est sémitique.


Trivial

Trivial ("trois voies") est emprunté par Rabelais au latin trivialis, de trivium "carrefour" puis "endroit fréquenté". Furetière mentionne l'adjectif triviaire ("où aboutissent trois chemins").

Trivial désigne jusqu'au XIXe siècle une chose commune, banale, sans connotation péjorative, puis prend sons sens moderne de "grossier", qui existait en fait déjà en latin (peut-être par référence aux manières des prostituées arpentant lesdits carrefours).

Le sens qui lui est prêté en mathématiques est lié à une évolution différente : il provient (vers 1950) de l'anglais trivial "insignifiant, banal", qui l'avait emprunté au latin au XVIe siècle.

Voir aussi un éventuel rapport avec le trivium médiéval : enseignement de base en grammaire, logique et rhétorique.


T(h)urne

Turne provient de l'alsacien türn, "prison", de l'allemand Turm, "tour", probablement du latin turris de même sens.

Il signifie d'abord "maison" dans le jargon des malfaiteurs, puis, familièrement, "taudis, maison inconfortable et mal entretenue". Il passe dans l'argot scolaire au XIXe siècle. Thurne est, une fois de plus, une variante pseudo-hellénisante, plus répandue que l'originale. C'est l'orthographe officielle à l'École, sauf les années bissextiles.

À l'École est apparu le composé co-turne (ou cothurne).


Caïman

La cause du sens qu'on lui prête à l'École ("agrégé préparateur", 1852) n'est pas claire : peut-être une allusion à la férocité des caïmans.

Le mot caïman apparaît sous la forme caymane (1584) par l'intermédiaire de l'espagnol caimán, probablement emprunté au karib acayuman.

Une autre étymologie (pas forcément incompatible) suggère une déformation du mot key-man, "celui qui a les clefs des salles", ou pouquoi pas l'"homme-clé".

Enfin, caïman (ou caymand), désignait en moyen français (antérieurement à la découverte du crocodile américain) et jusqu'au XVIIe siècle, un mendiant (cf. quémander). Cette voie n'est guère plus éclairante.

Autre interprétation possible (qui ressemble plutôt à un jeu de mots a posteriori) : le caïman est « qua'iment prof ».

À noter que ce mot n'a en français pas de féminin... (caïmane ?)


Cacique

Cacique, mot arawak utilisé par certaines tribus latino-américaines pour désigner leur chef, est attesté en français (1515) par l'intermédiaire de l'espagnol (diverses variantes orthographiques sont dues à l'italien).

Le sens qui lui est prêté à l'École ("premier d'une promotion") date d'avant 1843.

Ce terme tend malheureusement à être remplacé par major, aux connotations plus militaires.

Il existe un dérivé caciquat, "dignité de cacique" (1838).


Colle

Colle, que ce soit au sens d'"interrogation" (1842) ou de "question difficile", est utilisé suite à se coller à qqch "effectuer une tâche pénible (dont on ne peut se détacher)". Cette connotation de colle, coller est ancienne (XVIe siècle).

Je n'ai trouvé dans aucun dictionnaire l'orthographe pédantesque khôlle, d'après khâgne, lui-même pseudo-hellénisant. Cependant, la transformation c initial -> kh^ est couramment utilisée dans l'argot contemporain de l'École polytechnique (une certaine commission y est appelée Khômiss). Cette tradition est probablement à l'origine de khôlle, mais pas de khâgne qui est nettement plus ancien (d'autant plus que cagne n'existe pas).


Bassin

Le verbe bassiner a donné au XIXe siècle au mot bassin le sens de "personne ennuyeuse, importune", qui a donc de fortes chances d'y passer.

Bassiner signifiait initialement "taper sur un bassin pour faire une annonce", d'où "faire du bruit de manière intempestive".


Traque

Traque dérive probablement de l'ancien français trac, "piste de bêtes", qui a aussi laissé trace.

Il est possible mais non prouvé que ces formes se rattachent au latin tractare, qui signifiait au départ "traîner violemment", et qui a acquis des sens aussi divers que "manier, traiter, toucher" (d'où abstraire, attraction, retirer, soustraire, train, tracer...). Une autre hypothèse est que traquer provienne d'une racine indo-européenne exprimant l'idée de "donner un coup", d'où dériveraient aussi taper, toucher, toquer, tracas, taquiner...

Le verbe traquer est attesté au quinzième siècle, tandis que la traque n'apparaît que vers 1800. Traquer signifiait initialement "s'emparer de quelqu'un", puis "chasser un troupeau devant soi", enfin "poursuivre sans répit".

On a vu que le verbe tracer est probablement apparenté à traquer. Avant son usage moderne ("tirer un trait" au sens propre), il signifiait en ancien français "suivre à la trace", puis "marcher vite" et aussi "voyager, parcourir une région en détail". La traque est donc bien une activité où l'on trace.


Tapir

Tapir, mot dérivant du tupi tapira de même sens (1558), retranscrit autrefois sous des formes très variées.

À l'École : élève à qui un normalien donne des cours particulier. On rencontre parfois le dérivé tapirat "situation du normalien donnant des cours particuliers".

L'étymologie n'est pas claire. Le Dictionnaire historique d'A. Rey propose une dérivation de taper quelqu'un au sens de "lui demander de l'argent" (XIXe), avec un jeu de mots sur tapir peut-être en rapport avec caïman et cacique...


Références

Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey, Le Robert, 1992. (Mentionne explicitement un certain nombre d'usages normaliens...)

Dictionnaire étymologique du français, Jacqueline Picoche, Le Robert, 1983.

Dictionnaire universel..., Antoine Furetière, 1690.

Back to: Main Page > Linguistique

To leave a comment: contact (domain) yann-ollivier.org