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Le nombre d'extraterrestres


Introduction

On se propose ici d'apporter une réponse probabiliste aux trois petites questions suivantes :


La formule de Bayes

(Thomas Bayes : mathématicien anglais 1702-1761).

On pourrait l'appeler "formule de probabilité des causes". C'est celle qui vous dit que votre alarme dérange presque toujours les voisins pour rien, ou encore que vous arrivez systématiquement dans un magasin au moment où la file d'attente est le plus longue.

Si les événements $A_i$ s'excluent mutuellement et recouvrent un univers donné, connaissant les probabilités conditionnelles $P_{A_i}(B)$ de réalisation de l'événement B sachant $A_i$ et les probabilités $P(A_i)$ indépendamment de B, on peut calculer la probabilité que sachant B, l'un des $A_i$ soit réalisé :

\[
P_B(A_i)=\frac{P(A_i)P_{A_i}(B)}{\sum_j P(A_j)P_{A_j}(B)}
\]

Éventuellement, la somme sera remplacée par une intégrale dans le cas d'une variable continue.

Si donc la probabilité qu'une alarme se déclenche incongrûment durant l'intervalle de temps dt est par exemple $dt/100$, celle qu'elle se déclenche en cas de vol est 1, et celle qu'il y ait un vol durant l'intervalle dt est $dt/500$, la probabilité qu'un déclenchement de l'alarme soit effectivement dû à un vol est

\[
\frac{1\times\frac1{500}}{1\times\frac1{500}+\frac1{100}\times\frac{499}{500}}=\frac{100}{599}
\]

soit environ 1 chance sur 6, et pourtant les valeurs utilisées sont plutôt optimistes.

Cette formule peut servir à évaluer les probabilités de causes a priori équiprobables sachant qu'un de leurs effets s'est produit.


Le dernier homme

Cette section reprend mathématiquement un raisonnement dû à l'astrophysicien Brandon Carter et développé par le philosophe canadien John Leslie (voir par exemple l'article de J.-P. Delahaye dans Pour la Science n°191, sept. 93).

On suppose ici que le nombre de naissances humaines par unité de temps vaut $n(t)$ avec t en années, ceci en l'absence de disparition de l'humanité. On supposera de plus que l'humanité est apparue vers l'année $-\infty$ (ce qui, vu le nombre d'hommes à cette époque dans les modèles envisagés, ne change pas fondamentalement le résultat). Dans ces conditions, le nombre d'hommes ayant vécu sur terre jusqu'à l'année t est $N(t)=\int_{u=-\infty}^t n(u)du$. Si l'humanité disparaît précocement l'année $t_0<t$, le nombre total d'hommes ayant vécu sur terre est un chouia moins que $N(t_0)=\int_{u=-\infty}^{t_0} n(u)du$. Le chouia moins est dû au fait que la disparition n'est pas instantanée. En fait dans la suite on aura besoin d'une minoration plutôt que d'une majoration ; on peut pallier à cet inconvénient en appelant $t_0$ l'année où pour la première fois $n(t)$ est plus faible que ce que prévoit le modèle sans disparition (on pourrait poser $N_{t_0}=\int_{u=-\infty}^{t_0+k} n'(u)du$$n'(u)=n(u)\eps(u)$ avec $\eps$ égal à 1 avant $t_0$ et valant 0 après la date $t_0+k$, et supposer que k est petit).

Dans ces conditions, on peut calculer la proportion d'hommes nés l'année T [mettez ici votre année de naissance], c'est-à-dire la probabilité qu'un homme choisi au hasard soit né en T. Si $t_0$ est la date de disparition de l'humanité (éventuellement infinie), cette quantité vaut $\frac{\int_T^{T+1}n(u)du}{N_{t_0}}\approx \frac{n(T)}{N_{t_0}}$ sachant que les variations de n sont faibles durant l'année considérée. Appliquez maintenant la formule de Bayes à vous-mêmes pour l'événement "être né l'année T", selon la date de disparition de l'humanité. Ceci revient à appliquer le principe anthropique : "un observateur a plus de chances de se trouver là où les observateurs sont le plus probables" (à noter que l'inventeur de l'expression "principe anthropique" n'est autre que Brandon Carter, même s'il semblerait que l'usage ultérieur de ces termes ait largement dépassé son idée initiale).

Les dates de disparition de l'humanité sont toutes a priori équiprobables (sauf celles antérieures à 1997). Sachant que vous êtes né l'année T, la probabilité que l'humanité disparaisse l'année $t_0$ (ou plus exactement la probabilité instantanée de disparition entre $t_0$ et $t_0+dt$, ramenée à une année) est

\[
p(t_0)=\frac{\frac{n(T)}{N_{t_0}}}{\int_{u=1997}^\infty
\frac{n(T)}{N_u}du}=\frac{1}{N_{t_0}\int_{u=1997}^\infty}\frac{du}{N_u}
\]

(en bon matheux, on vérifie placidement que la somme des probabilités de disparition de l'humanité de 1997 à l'infini vaut bien 1).

On peut calculer le résultat pour différents modèles d'évolution de la population. Prenons par exemple un modèle exponentiel avec un exposant de l'ordre de 0.013/année, ce qui correspond aux données actuelles (doublement de la population tous les 50 ans environ). Le coefficient multiplicatif constant n'intervient pas dans le résultat final, et peut donc être pris égal à 1. Alors $N_u\approx \frac{e^{0.013u}}{0.013}$ et $p(t_0)\approx 0.013 e^{0.013(1997-t_0)}$ ce qui donne 1,3% pour l'année prochaine. Si on prend plutôt un modèle d'évolution de la population sous la forme $n(t)=k\,t^\alpha$, en négligeant les dates négatives, tous calculs faits $p(t_0)\approx \frac{\alpha 1997^\alpha}{t_0^{\alpha+1}}$ (le fait que cette valeur puisse dépasser 1 pour $t_0=1997$ provient de l'approximation de discrétisation, utilisée deux fois dans ce raisonnement, qui consiste à dire que $\int_T^{T+1}f(u)du=f(T)$). Pour un exposant ajusté sur les données actuelles, aux environs de 11 (avec une belle marge d'erreur), la probabilité est aux alentours de 0,5% pour l'année prochaine. Il convient de rappeler que la non-nullité de la durée de l'agonie entraîne une légère sous-évaluation des N calculés et donc de ces probabilités.

Restent cependant les cas de divergence l'intégrale $\int_{u=1997}^\infty
\frac{du}{N_u}$. Ceci ne se produit que si $N_u$ ne croît pas trop vite (dans le style $u\log u$). Mais maintenant si n décroît (si $N_u$ croît moins vite que u), comme il est entier, il finira par atteindre 0 pour une date $t_1$ ; alors, dans la formule de Bayes, on doit prendre l'intégrale non plus jusqu'à l'infini mais jusqu'à $t_1$, puisque les dates ultérieures sont a priori exclues, et l'intégrale retrouve une valeur finie, donc la probabilité de disparition l'année prochaine reprend une valeur non nulle. Nos descendants, sous peine de nous voir disparaître avant l'heure (et donc eux avec nous), devront donc fixer leurs naissances avec une grande précision (quoiqu'en fait, ils pourront toujours laisser à la génération suivante le soin de rectifier le tir, et ainsi jusqu'à l'infini s'ils ne disparaissent pas).


L'homme seul

Un raisonnement de la même veine peut fournir une réfutation du scepticisme. S'il y a exactement n êtres pensants dans l'univers, la probabilité que l'un d'eux, choisi au hasard, soit moi est $1/n$. Maintenant, sachant que je suis moi, la probabilité que cela provienne du fait qu'il n'existe que moi dans l'univers est, d'après la formule de Bayes, si on considère qu'a priori toutes les possibilités sont équiprobables :

\[
\frac{1}{\sum_1^\infty \frac{1}{n}}=0
\]

Cela signifie que la probabilité que je sois seul dans l'univers est nulle. En fait ce raisonnement est faussé car il se base sur une densité a priori uniforme sur $\N$... ce qui est impossible. On peut lever cet inconvénient en appelant N le nombre maximal d'êtres pensants que l'univers peut accueillir, et en faisant l'hypothèse d'une répartition uniforme entre 1 et N. Ceci permet de ne sommer que de 1 à N et donc d'obtenir la valeur $\frac{1}{\sum_1^N\frac1n}$ qui vaut environ $\frac1{\log N}$ si N est grand (ce qui est certainement le cas). On estime qu'actuellement le nombre de particules dans l'univers observable est environ $10^{80}$, ce qui limite N à cette valeur (et probablement bien en deçà) et donc $\log N<184,2$ ce qui donne une probabilité non négligeable d'être seul. Je peux cependant me demander quelle valeur je dois accorder aux estimations des physiciens si je crois qu'ils ne sont que des images mentales.

Maintenant que j'y pense, les résultats de la section précédente utilisaient une densité uniforme sur $\R_+$, ce qui n'est guère plus possible que sur $\N$. Pour éviter cela, il suffit de la même manière de borner la durée de vie de notre civilisation (par exemple par la mort du Soleil dans 5 milliards d'années, ou par la durée que mettra notre espèce à muter en une autre). Vu les intégrales à prendre en compte, cela ne doit pas beaucoup modifier les résultats numériques (et d'ailleurs plutôt à la hausse) dans les cas exponentiel et polynomial, et cela restitue une valeur non nulle à la probabilité dans les cas où celle-ci était nulle (et dans ce cadre, d'ailleurs, le contre-argument du report du contrôle sur la génération suivante ne tient plus puisque le temps est borné).


... et les autres

Appliquons strictement le même raisonnement à une situation légèrement différente : sachant que nous sommes au moins n dans l'univers (les 5 milliards présents sur terre actuellement), combien d'extraterrestres y a-t-il? S'il y a p êtres pensants dans l'univers, la probabilité que n choisis au hasard soient précisément les n que je connais est $\frac1{C_p^n}$. La formule de Bayes donne alors, avec le même N que précédemment (qui cette fois-ci ne tombe pas sous la critique de l'inexistence des physiciens), que la probabilité que nous soyons seuls dans l'univers est

\[ \frac{1}{\sum_{p=n}^N\frac1{C_p^n}} \]

qui, sachant que N est très grand et que la série $1/C_p^n$ converge très vite pour $n>1$, est très proche de $\frac1{\sum_{p=n}^\infty
\frac1{C_p^n}}=\frac{n-1}{n}$ (voir en annexe une ébauche de preuve de cette dernière égalité), ce qui laisse 1 chance sur n (n=5 milliards) qu'il y ait des extraterrestres.

On pourra opposer que les probabilités de choix "au hasard" des n êtres pensants parmi p ne sont pas indépendantes et qu'on a tendance à choisir des êtres pensants ayant dans l'univers une localisation géographique relativement proche. Le $1/C_p^n$ doit donc être revu à la hausse, ce qui augmente la probabilité d'existence des extraterrestres.


En guise de conclusion

Je ne m'excuse pas auprès du lecteur des éventuelles nuits blanches occasionnées par la lecture de ces lignes, car c'est sciemment que je ne l'avais pas averti de ce risque en début d'article, afin de ne pas le dissuader de contribuer à l'avancement de la science.


Annexe

Voici les grandes lignes d'une preuve de $\sum_{n=p}^\infty
\frac1{C_n^p}=\frac{p}{p-1}$.

On commence d'abord par montrer (une récurrence marche) que $\frac1{C_n^p}=\sum_{k=0}^{p-1}\frac{(-1)^{p+k+1}p\,C_{p-1}^k}{n-k}$, ce qui constitue une belle simplification dans la mesure où, ajoutant ces quantités pour n variant de p à l'infini, on a des télescopages massifs qui permettent de réduire l'expression $\sum_{n=p}^\infty
\frac1{C_n^p}$ à disséquer à la valeur nettement plus agréable $\sum_{k=0}^{p-1}\sum_{n=p-k}^{p-1}\frac{p\,C_{p-1}^k\,(-1)^{p+k+1}}{n}$. Une partie de cette expression peut être calculée à partir de la valeur d'une autre partie au rang précédent, ce qui donne après moult calcul que cette expression vaut aussi $(-1)^{p+1}p\left(\sum_{k=1}^{p-1}\frac{C_{p-1}^k(-1)^k}{p-1} -
\sum_{k=1}^{p-2}\frac{C_{p-2}^k(-1)^k}{p-1-k}\right)$. Le premier terme se simplifie immédiatement grâce à la formule du binôme. Le second nécessite de séparer les cas pair et impair et d'utiliser des scissions puis recoupements d'indices conjointement avec maintes propriétés des coefficients binomiaux. Tout un programme.

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